Par Denise BOISADEL*, coordonnatrice du pôle Education de Cartes sur table, enseignante à l’université Paris-Sorbonne

 

L’enseignement supérieur français peut être décrit au mieux comme un système dual, au pire comme un système à double vitesse. L’opposition entre l’université et les grandes écoles se traduit de la façon la plus manifeste sur le plan de l’engagement financier de l’État : l’État dépense en moyenne 14 850 euros par an pour un élève de classes préparatoires, contre 10 220 euros pour un étudiant d’université (source : MESR 2009). En classes préparatoires puis dans les grandes écoles, le taux d’encadrement professoral est plus élevé, les locaux sont mieux équipés, certains étudiants sont rémunérés pour poursuivre leurs études ; les universités, au contraire, sont le parent pauvre de l’enseignement supérieur.

Qu’on excuse ce déséquilibre financier par l’idée que l’État doit veiller sur ses élites intellectuelles, ou qu’on le critique comme source d’inégalité, ces chiffres ne doivent pas cacher une autre disproportion : le déséquilibre en termes de débouchés professionnels entre les étudiants de l’une et de l’autre structure. L’enquête de la conférence des grandes écoles sur l’insertion des jeunes diplômés peut se féliciter que, deux ans après l’obtention de leur diplôme, 94,2 % des étudiants de grandes écoles sur le marché du travail ont un emploi (source : CGE 2012). Ce taux est bien inférieur pour les étudiants d’université : 85 à 92 % des diplômés de master seulement, en fonction de leur discipline, ont trouvé un emploi trois ans après l’obtention de leur diplôme (source : MESR 2012). Parmi eux, les étudiants de lettres, langues et arts sont ceux qui rencontrent le plus de difficultés à s’insérer professionnellement.

Mieux doter financièrement les universités serait certainement une bonne chose, mais l’enjeu n’est pas purement économique ; l’enjeu est également celui, social, de la relation des universités au monde du travail. Les grandes écoles s’affichent toutes, d’emblée, comme professionnalisantes : la formation combine enseignements et stages de façon à préparer au mieux les étudiants à certains types d’activités professionnelles (ingénierie, commerce, finance, métiers de l’administration, etc). Du côté de l’université, en revanche, la situation est moins claire : les universités distinguent clairement leurs formations professionnalisantes d’autres formations, dites générales ou de recherche, dont on ne sait pas toujours à quels métiers elles mènent en dehors de l’enseignement et de la recherche. Ainsi, la licence générale ne semble être que l’approfondissement d’une culture humaniste ou scientifique initiée au collège et au lycée.

La formation par le savoir et par la recherche que l’université dispense chaque année à plusieurs milliers d’étudiants est aussi indispensable pour l’avenir de nos sociétés qu’elle est un atout dans le milieu de l’entreprise, mais dans un monde où l’on valorise les compétences au détriment des connaissances, l’université ne peut que peiner à trouver sa place. En dehors de quelques filières comme le droit, la médecine ou les sciences appliquées, les relations entre l’université et le monde professionnel sont parfois difficiles aussi bien d’un côté que de l’autre : les recruteurs se tournent plus naturellement vers les diplômés des grandes écoles, qu’ils connaissent mieux, tandis que les universités ont des difficultés à identifier et à faire valoir les atouts de leurs diplômés dans le monde de l’entreprise.

Pourtant, les liens entre université et monde professionnel s’approfondissent depuis plusieurs années. Au-delà d’opérations spécifiques, comme l’opération Phénix qui permet chaque année à une vingtaine d’étudiants de lettres et sciences humaines d’intégrer des grandes entreprises au niveau cadre, la professionnalisation des formations universitaires s’institutionnalise : pour chaque diplôme, les UFR sont tenus de préciser quels sont les débouchés principaux, tandis que des associations comme l’ANDès cherchent à promouvoir le doctorat auprès des recruteurs du secteur privé ; la création, dans certaines universités comme Paris-Sorbonne, d’un annuaire des diplômés devrait susciter à terme la création d’un véritable réseau des anciens élèves similaire à ceux qui existent déjà pour les grandes écoles ; mais surtout, les universités ont développé de véritables formations professionnalisantes, y compris dans des filières jusqu’alors générales ou théoriques. On peut penser à la licence de lettres modernes appliquées de l’université Paris-Sorbonne, qu’ont choisie près de 60 % des étudiants de lettres modernes en 2011. À l’heure où le chômage a dépassé la barre des 10 % d’actifs, on comprend que ces filières attirent les étudiants. Mais ce double système à l’intérieur même de l’université est aussi un leurre pour les étudiants : il entretient l’idée que seules les filières « pros » ou « appliquées » leur permettront de trouver du travail. Pourtant, un des grands avantages de l’université par rapport aux grandes écoles est la formation par le savoir et par la recherche. Et cette formation rigoureuse et exigeante, qui apprend à constituer, maîtriser et diffuser des connaissances fiables et innovantes, doit rester un des aspects essentiels de la formation universitaire.

 

Pour résoudre cette tension entre, d’un côté, une nécessaire professionnalisation des formations proposées à l’université et, de l’autre, le maintien essentiel d’une formation par le savoir et la recherche, Cartes sur table défend deux propositions, qui ne visent pas à transformer toutes les filières universitaires en filières « pros » ou « appliquées », mais à mieux préparer l’insertion professionnelle des étudiants d’université sans porter atteinte aux spécificités et qualités de la formation universitaire elle-même.

La première proposition est de développer les licences bi-disciplinaires de façon à permettre aux étudiants de développer un savoir et des compétences dans deux domaines différents et complémentaires, et ainsi de mieux préparer leur orientation professionnelle future. La pluri-disciplinarité est essentielle, car les enjeux qui agitent nos sociétés relèvent eux-mêmes de domaines différents, comme en témoignent par exemple les questions d’éthique, qui intéressent autant les juristes, les médecins, les biologistes que les philosophes. Ces licences bi-disciplinaires permettraient aux étudiants de devenir spécialistes de deux disciplines principales, différentes mais complémentaires (histoire et finance, lettres et économie, ou biologie et droit, par exemple), afin de développer des compétences croisées qui accroîtront leur efficacité en milieu professionnel.

La seconde proposition est de rendre un stage obligatoire en troisième année de licence, dans toutes les filières. Les stages sont une composante essentielle de la formation en grandes écoles : ils permettent aux étudiants de réfléchir de manière plus concrète à leur orientation, de se construire une première expérience professionnelle, et surtout de se familiariser avec le monde du travail en vue d’une première embauche. Les étudiants de l’université ne doivent pas être exclus de ce dispositif de formation. On sait que beaucoup d’entre eux travaillent pour payer leurs études, mais ce travail ne correspond généralement pas à leur niveau de formation et ne peut donc pas constituer pleinement un tremplin vers un premier emploi. Ces stages, qui auraient lieu de préférence sur le temps des vacances estivales ou dans le cadre d’un aménagement de l’emploi du temps pour ne pas réduire le temps de formation disciplinaire, permettraient ainsi aux étudiants de mieux connaître le secteur d’activité, public ou privé, pour lequel ils se forment et donc de mieux s’y préparer.

 

Alors que l’emploi est devenu un problème majeur en France, l’université doit poursuivre sa refondation de façon à mieux accompagner ses étudiants vers l’insertion professionnelle. Le développement de la bi-disciplinarité et l’organisation de stages pourraient être des pistes à suivre par les universités pour que ces temples du savoir soient encore davantage des tremplins de l’emploi.

 

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