Par Géraldine THIRY et Philippe ROMAN

 

A l »occasion de la 11e édition des Mardis de l »Avenir à l »Assemblée nationale, consacrée aux nouveaux indicateurs de développement, Géraldine THIRY et Philippe ROMAN proposent l »adoption de nouveaux indicateurs de prospérité, passage obligé des transitions écologiques et sociales entreprises dans de nombreux pays à travers le monde. A la veille de la Conférence Paris Climat 2015, si la France veut s »affirmer comme un acteur central de la transition écologique et sociale globale, elle devra se doter rapidement de nouveaux indicateurs.

 

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La nécessité d’un « au-delà du PIB » (Produit Intérieur Brut) est désormais largement reconnue. Cependant, la mise en œuvre de nouveaux indicateurs complémentaires se heurte à de nombreux obstacles. Outre les problèmes techniques et statistiques, les conflits sur ce qu’il faut prendre en compte et par quels moyens, l’absence de sentiment d’urgence est un frein majeur à l’émergence de nouveaux indicateurs.

C’est pourtant le manque d’indicateurs adaptés qui a contribué à occulter la dimension hautement spéculative de la croissance et à leurrer les sociétés sur leur santé économique à l’aube de la crise de 2007-2008. Sur les plans social et écologique, tant que des indicateurs visibles et lisibles ne seront pas largement publiés, rien n’alertera suffisamment nos sociétés sur l’insoutenable trajectoire qu’elles poursuivent. Plus fondamentalement, rien ne les informera sur les possibles leviers d’une transition.

L’adoption de nouveaux indicateurs de prospérité est désormais un passage obligé des transitions écologiques et sociales entreprises dans de nombreux pays à travers le monde. A la veille de la COP-21 à Paris, si la France veut s’affirmer comme un acteur central de la transition écologique et sociale globale, elle devra se doter rapidement de nouveaux indicateurs.

 

Pourquoi le statu quo n’est-il plus satisfaisant ?

 

Historiquement, le PIB a eu du sens comme indicateur économique phare. Même si l’objectif initial de ses fondateurs n’était pas de faire du PIB un indicateur de bien-être ou de développement, la concordance de plusieurs facteurs historiques (dont la sortie de guerre, l’effort de reconstruction et les compromis sociaux fondés sur la croissance) l’y a progressivement assimilé.

A partir des années 1970 toutefois, se pose la question de la désirabilité de la croissance à tout prix ou tout au moins de la pertinence du PIB comme balise hégémonique des politiques publiques. Rappelons que le PIB est la somme des valeurs monétaires des biens et services finaux produits et recensés dans une entité (généralement une nation) sur une période donnée (généralement une année). En tant qu’agrégat il ne reflète donc pas les inégalités de revenus, à un moment où celles-ci se sont accrues, concomitamment aux inégalités d’accès à la santé et à l’éducation. Par ailleurs, le PIB comptabilisant des flux, il ne nous informe pas de l’état de nos patrimoines, dont le patrimoine naturel. Or, durant les quarante dernières années, les risques écologiques et la conscience de tels risques sont devenus incontournables.

Enfin, le PIB ne prend en compte que des activités évaluées monétairement. Il néglige par conséquent les activités qui contribuent au bien-être mais n’ont pas de valeur monétaire, et comptabilise positivement tout ce qui ajoute de la valeur monétaire à l’économie, quel que soit l’impact effectif de cette activité sur le bien-être.

Face à ces lacunes du PIB, trois impératifs doivent guider la recherche de nouveaux indicateurs : considérer des « résultats » plutôt que des productions évaluées monétairement ; prendre en compte les patrimoines (des stocks et non uniquement des flux) dans leur diversité ; et intégrer les questions d’équité (Cassiers et Thiry, 2009). Il s’agit ni plus ni moins de réconcilier ce qui compte avec ce que l’on compte.

 

Comme de nombreux pays avant elle, La France a les moyens d’agir

 

Aujourd’hui, l’idée d’un « au-delà du PIB » est définitivement sortie du domaine de l’utopie pour intégrer les sphères associatives, académiques et décisionnelles au plus haut niveau. En 2007 déjà, le Parlement européen (en collaboration avec l’OCDE et le WWF), organisait une conférence internationale intitulée « Au-delà du PIB » suivie, deux ans plus tard, du rapport de la Commission européenne « Le PIB et au-delà ». L’OCDE est également très proactive en la matière depuis 2004, avec l’organisation régulière de forums mondiaux dédiés à la recherche de nouveaux indicateurs et, plus récemment, le lancement de l’« initiative du vivre mieux : mesurer le bien-être et le progrès ». Par ailleurs l’ONU, dans l’article 38 du rapport « L’avenir que nous voulons » (2012), charge sa Commission de statistique d’œuvrer à de nouveaux indicateurs sur la base des initiatives existantes. Ces initiatives internationales attestent de la volonté de faire évoluer à large échelle les cadres statistiques vers une meilleure prise en compte des patrimoines, des déterminants du bien-être et/ou du développement humain, et des inégalités multidimensionnelles (revenus, santé, éducation, énergie). Au niveau national, de nombreuses initiatives ont été menées comme, par exemple, en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Australie ou encore en Italie, chacune ayant pour but, à des degrés variables, de mieux rendre compte des dimensions sociales, psychologiques et écologiques de la prospérité.

La France n’est pas en reste. Elle abrite d’abord de très riches expériences régionales et locales (comme en attestent, par exemple, le rapport public « Vers l’égalité des territoires », le rapport de l’Association des Régions de France « Développement durable : la révolution des nouveaux indicateurs », ou l’initiative pionnière du Nord-Pas-de-Calais « Indicateurs 21 »). Pour beaucoup d’entre elles, ces initiatives sont nées d’un sentiment de décalage de plus en plus profond entre l’évolution de PIB par tête, tendanciellement en hausse, et la situation personnelle dégradée de nombreuses personnes.

Au niveau national, le Rapport de Patrick Viveret auprès de la Cour des Comptes invitait déjà en 2001 à « Reconsidérer la richesse ». Cet appel, sans cesse renouvelé, est plus que jamais d’actualité. Il a trouvé un écho national et international en janvier 2008 avec la « Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social », communément appelée « Commission Stiglitz », et la publication de son rapport en septembre 2009. Le rapport, construit sur l’idée que « ce que l’on mesure a une incidence sur ce que l’on fait », est divisé en trois parties (chacune issue d’un groupe de travail distinct). La première étudie comment affiner la comptabilité nationale pour mieux rendre compte, entre autres, de la situation des ménages (consommation, revenu disponible, etc.). La seconde traite de la qualité de la vie et de ses indicateurs, que le PIB ne reflète pas, ou pas correctement. Y sont abordés, entre autres, les indicateurs d’inégalités multidimensionnelles et les indicateurs de bien-être subjectif. La troisième et dernière partie aborde le développement durable et l’environnement. Depuis lors, l’INSEE s’attèle à opérationnaliser les recommandations du rapport Stiglitz.

Parallèlement à cette commission, et afin d’associer les citoyens aux débats, le Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse (FAIR) a été créé. Pour les membres fondateurs du FAIR, spécialistes des indicateurs de richesse, sans indicateurs adaptés à un contexte sociopolitique très différent de celui qui a vu naître la comptabilité nationale et son indicateur-phare, il n’est pas possible de rendre compte de problèmes complexes et des pistes à suivre pour les résoudre. Le FAIR prône une révision des conventions comptables selon un mode de concertation démocratique.

En matière de soutenabilité, le Commissariat Général au Développement Durable s’implique depuis longtemps dans le développement d’indicateurs de développement durable au niveau national, et plus récemment au niveau des territoires. Par ailleurs, le « Rapport économique, social et financier de la France », publié annuellement par le ministère de l’économie, comporte un ensemble d’indicateurs de développement durable.

Le 29 janvier 2015, la proposition de loi de la députée écologiste Eva Sas, visant à la prise en compte de nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques, a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. Notons enfin l’initiative (en cours) de France Stratégie, en collaboration avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE), visant à développer un tableau de bord restreint d’indicateurs au service de la décision publique.

Si l’ensemble de ces initiatives témoigne de l’implication de la France dans le développement de nouveaux indicateurs, il n’en reste pas moins que le PIB et les indicateurs socio-économiques traditionnels (comme le taux de chômage ou le rapport de la dette au PIB) restent au cœur des préoccupations politiques, laissant peu d’espace à la mise en œuvre effective d’un « au-delà du PIB ». La question qui se pose aujourd’hui est donc celle des moyens à mettre en œuvre pour que ces nouveaux indicateurs trouvent un usage effectif et influent dans la poursuite d’une transition écologique et sociale.

 

Que faire ?

 

Les initiatives existantes prennent des formes extrêmement variées : indices composites (IDH), indicateurs synthétiques monétaires (épargne nette ajustée de la Banque Mondiale, Indice de Richesse Inclusive du PNUE), indicateurs synthétiques non monétaires (empreinte écologique), ou encore tableaux de bord (indicateurs de suivi de la stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable de la France 2015-2020).

Entre le désir d’exhaustivité et de précision des listes d’indicateurs longues (qui par ailleurs peuvent s’avérer utiles pour mener des politiques sectorielles), et l’ambition certainement utopique et vaine de trouver « l’indicateur » qui compléterait parfaitement voire remplacerait le PIB, l’idée d’un tableau de bord comportant un nombre restreint d’indicateurs phares semble s’imposer (Allemagne, Australie, Royaume-Uni). Il aurait l’avantage de recouvrir les principales dimensions de la transition écologique et sociale, d’être largement appropriable par le public et de porter des messages clairs.

Le processus de sélection des dimensions et indicateurs pertinents est extrêmement important dans la mesure où il leur confère légitimité et visibilité. A cet égard, l’expérience britannique pourrait constituer un exemple à suivre : les citoyens ont été consultés à grande échelle, d’abord sur les dimensions à retenir, ensuite sur les indicateurs à publier.

En France, une telle consultation devrait nourrir un travail conjoint de l’exécutif, du législatif et des instances statistiques, sur la définition et l’adoption d’une vision commune de la transition écologique et sociale. Ce travail de définition, d’ampleur nationale et mobilisant toutes les strates de la société française, est nécessaire à la mise en cohérence des différents indicateurs qui seraient retenus. Sans un tel travail, il y a fort à parier que les différentes initiatives resteront fragmentées et cantonnées à des usages restreints.

A ce jour, le principal usage des indicateurs est d’ordre symbolique, comme le montre une récente étude de l’IDDRI. Les usages politiques (évaluation d’une politique par les médias) et instrumentaux (utilisation dans l’élaboration de politiques sectorielles précises, ex-ante ou ex-post) sont sous-développés. Il importe donc aujourd’hui d’identifier les lieux de décision où de nouveaux indicateurs pourraient effectivement être des leviers aux politiques de transition. En ce sens, la proposition de loi portée par Eva Sas visant à faire entrer les nouveaux indicateurs dans les processus législatifs est un pas important. Le tableau de bord proposé par France Stratégie et le CESE, en cours d’élaboration, pourrait acquérir un usage instrumental s’il devenait un outil incontournable lors de l’élaboration des lois de finances. Il serait d’autant plus incontournable que l’association des citoyens aux débats aurait ancré dans l’imaginaire collectif des enjeux que le politique ne peut plus se permettre d’ignorer.

 

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